Morgane était raide, Eric angoissé, et moi j’écoutais.
Le squat avait fermé, cimenté parce que les squats finissent toujours pas être fermés et cimentés.
On se retrouvait au parc -autour d’une table de pique-nique- on se regardait. On avait plus de carte, plus de mots. De la quinzaine en restait six et moi.
Quand un homme dans la…, chemise ouverte, poste de radio sur l’épaule le posa sur la table.
“Moi c’est Spark ! Que cela m’ennuie que tout le monde s’amuse … J’ai abandonné mes amis, je ne veux pas aller à leur fête, c’est grotesque, des chapeaux et des ballons m’amuseraient plus ! Je veux que le ciel soit un grand bonnet de coton pour étouffer les sots habitants de cette ville. Allons, allons, oubliez-vous morts, dites-moi une plaisanterie, qu’on s’amuse, vous êtes tristes.”
Nos visages étaient éteints, des larmes coulaient sur certains. Le poste sur la table, Love’s Theme de Giorgio Moroder, y était sûrement pour quelque chose. On était nostalgique de la belotte.
Eric prit la parole :
“Je suis sûr que tu les connais déjà toutes.”
- Je ne ris pas de ce qu’on invente, peut être que je rirais de ce que je connais ! Non ? Bien, je vais fumer sous ce marronnier avec ce brave qui va me tenir compagnie. Dit-il en me désignant du doigt.
Je l’accompagne, nous sommes les deux sous ce marronnier, la vue sur les six compagnons de la table.
“Comme ce soleil couchant est manqué ! La nature est pitoyable ce soir. Regarde-moi un peu cette vallée là-bas, ces quatre ou cinq méchants nuages qui grimpent sur cette montagne. Je faisais des paysages comme celui-là, quand j’avais douze ans, sur la couverture de mes livres de classe.”
- Ah.
- Tu te moques de tout, est-ce que je t’ennuie ?
-Non, pourquoi ?
- Toi, tu m’ennuies horriblement. Cela ne te fait rien de voir tous les jours les mêmes figures ? Mais pourquoi donc mes amis sont-ils partis à cette fête ? Regarde ce couple qui passe. Ils sont charmants ! Regarde, lui, comme il est fier de sa copine, il tient la hanche et lui embrasse les cheveux sur le haut du crâne, Je suis sûr que cet homme-là a dans la tête un millier d’idées qui me sont absolument étrangères.
- Comme nous tous.
- Hélas ! Tout ce que les hommes se disent entre eux se ressemble ; les idées qu’ils échangent sont presque toujours les mêmes dans toutes leurs conversations ; mais, dans l’intérieur de toutes ces machines, isolées, quels replis, quels compartiments secrets ! C’est tout un monde que chacun porte en lui ! Un monde ignoré qui naît et qui meurt en silence ! Quelles solitudes que tous ces corps humains !
- Comment fais-tu pour être aussi joyeux en étant aussi critique ?
- Il n’y a qu’une chose qui m’ait amusé depuis trois jours : c’est que je n’ai plus d’argent, et que si je mets les pieds dans ma maison, il va arriver quatre idiots qui vont me chopper. J’ai envie de me marier avec une prostituée.
- Tu seras triste comme le ciel, ce parc, les six devant nous et cette chanson du moustachu italien.
- Pas du tout ! Mon imagination se remplira de pirouettes… je fredonnerais des solos de clarinette dans mes rêves, en attendant que je meure d’une indigestion de fraises dans les bras de ma bien-aimée. Nous ne sommes rien d’autre ; il n’existe pas de maître en ce qui concerne les sentiments mélancoliques.
- Pourquoi t’es là ? Pourquoi tu me dis ça ? Pourquoi tu ne me laisses pas seul au fond du trou avec les autres.
- Eh bien donc ! Où veux-tu que j’aille ? Regarde cette vieille ville enfumée ; il n’y a pas de places, de rues, de ruelles où je n’aie rôdé trente fois. Lève-toi et danse. Il n’y a pas de pavés où je n’aie traîné ces talons usés, pas de maisons où je ne sache quelle est la fille dont la tête stupide se dessine éternellement à la fenêtre. Je ne saurais faire un pas sans marcher sur mes pas d’hier ; eh bien mon cher ami, cette ville n’est rien auprès de ma cervelle. Tous les recoins m’en sont cent fois plus connus ; toutes les rues, tous les trous de mon imagination sont cent fois plus fatigués ; je m’y suis promené en cent fois plus de sens, dans cette cervelle délabrée, moi son seul habitant !
-Je ne sais pas quoi te dire…
- Tranchons le mot, tu es capable de pêcher à la ligne.
- Si cela m’amuse, je suis capable de tout.
- Même de prendre la lune avec les dents ?
- Ca ne m’amuserait pas.
- Ah Ah ! Qu’en sais-tu ? Prendre la lune avec les dents est à essayer. Allons jouer à le belotte.
- Non, en vérité.
- Pourquoi ?
- Parce que nous serions triste, ça nous rappellerais les bons mais surtout mauvais moments qu’on a vécu.
- Ah ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que tu vas imaginer là ! Tu ne sais quoi inventer pour te torturer l’esprit. Tu vois donc tout en noir, misérable ? Rappeler les bons mais surtout les mauvais moments ! Tu n’as donc dans le cœur ni foi, ni espérance ? Tu ne crois donc en rien, c’est épouvantable, capable de me dessécher le cœur et de me désabuser de tout, moi qui suis plein de joie et de jeunesse.
Il se lève et se met à danser… J’aimerais être comme lui. Je me lève.
- Je suis grisé, et il se fait tard, je ne vais pas tarder. Il se rassoit près de moi.
- Qu’appelles-tu tard ? Midi, est-ce tard ? Minuit, est-ce de bonne heure ? Où prends-tu la journée ? Restons là, je t’en prie. Buvons, causons, analysons, déraisonnons, faisons de la politique ; imaginons des combinaisons de gouvernement ; attrapons tous les hannetons qui passent autour de cette chandelle, et mettons-les dans nos poches. Sais-tu que les canons à vapeur sont une belle chose en matière de philanthropie ?
Je décide de rester, après tout…
- Il faut qu’on fasse quelque chose. Tra la, tra la ! Allons, levons-nous !
Je me lève et m’interroge :
- Qu’attends-tu de nous ?
- Cela est si difficile quelquefois de distinguer le bonheur d’une grosse sottise ! Beaucoup parler, voilà l’important ; Je ne demande qu’à être nourri convenablement pour la grosseur de mon ventre. Je veux regarder mon ombre -bien grosse- au soleil.
- Peut-être sommes-nous pas les bonnes personnes, peut-être que tu ne peux pas être heureux avec nous.
- Je réfléchis en ce moment de mon sort avec ou sans vous ; elle prouvera clairement que je suis génial ou raté. Je suis en train de bouleverser l’univers. Qui est la blonde lune dont tous les cœurs se battent pour elle ?
-Morgane, elle a mauvaise réputation.
- Elle n’a donc ni cœur ni tête, et ne ferait-elle pas mieux de donner sa robe à fleurs au lieu de son corps ?
- Pourquoi tu plaisantes tout le temps, tu ne sais pas être sérieux deux secondes ?
- De bonnes boutades consolent bien des chagrins. Et jouer avec nos paroles est un moyen comme un autre de jouer avec les pensées, les actions et les êtres. Tout est une bonne blague ! Regarde, il est tout aussi difficile de comprendre le regard d’un enfant de quatre ans que le cerveau de la fille blonde lune.
- On peut se faire une idée de tout.
- Chacun a ses lunettes ; mais personne ne sait au juste de quelle couleur en sont les verres. Qui est-ce qui pourra me dire au juste si je suis heureux ou malheureux, bon ou mauvais, triste ou gai, bête ou intelligent.
- Je m’en fais un peu pour Morgane.
- Elle se sacrifie en silence. J’ai envie de prendre sa robe et faire enfin de grandes folies, pour venir voir tomber, à travers cette glace, les deux seules larmes que cette enfant versera peut-être sur son triste sort.
- Tu seras malheureux.
- Non, l’imagination ouvre quelquefois des ailes grandes comme le ciel dans un cachot grand comme la main.
- Qu’est-ce qu’on va devenir ?
- Fais confiance au hasard, je parle beaucoup au hasard : c’est mon plus cher confident. Le hasard me fait penser que je dois vous quitter. J’ai d’autres âmes à sauver, d’autres habits à enfiler.
- Tout cela, ça restera entre nous ?
-Sois en sûre, cela reste entre nous. Je ne suis pas plus indiscret que je ne suis curieux.